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LA SECONDE NAISSANCE DES « EX » ULTRA-ORTHODOXES
Interview de Florence Heymann, auteure des Déserteurs de Dieu, Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto1, paru chez Grasset.
Le monde ultra-orthodoxe représente aujourd’hui 10% de la population juive israélienne. Son poids dans la société, en termes démographique ou politique, s’est considérablement accru, le nombre d’enfants par famille y étant beaucoup plus élevé que dans le reste de la société et les partis religieux jouant souvent un rôle stratégique dans la formation des coalitions gouvernementales.
En 2012, six Israéliens sur dix considéraient que « la conduite de la vie publique selon la tradition religieuse juive » devait être garantie par l’Etat – alors qu’ils étaient seulement quatre sur dix en 1991. Mais le rapport au religieux, n’est-il pas plus complexe qu’on pourrait le supposer ? Quant à l’enclave ultra-orthodoxe, n’est-elle pas fragilisée par l’accès généralisé aux smartphones et à Internet, comme dans le mythe de la caverne de Platon ? Car il existe un autre « phénomène », nettement plus limité numériquement, mais en constante augmentation : celui des « déçus de l’ultra-orthodoxie » – les sortants vers la question.
L’anthropologue Florence Heymann, les a côtoyés durant trois ans, au sein de l’association Hillel qui les accompagne dans leur nouveau « choix de vie » ; des parcours faits de ruptures, et de solitude, avant de réussir à trouver leur place. L’ouvrage qui résulte de cette expérience, Les Déserteurs de Dieu, Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto, offre une analyse et des témoignages totalement inédits.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée au phénomène des « déçus de l’ultra-orthodoxie »?
Florence Heymann : J’ai quatre enfants, dont deux fils : ils ont été élevés dans des écoles du courant religieux-national et ont quitté celui-ci au moment de l’armée. Comme le phénomène des datlashim [ex-religieux] se répandait, je me suis demandé si cette tendance touchait également le monde ultra-orthodoxe. J’ai alors choisi de m’investir, en tant que bénévole, au sein de la plus ancienne association d’aide aux sortants, la plus importante et sans doute la plus dynamique, Hillel2 [créée en 1992 par un sortant ndlr].
LES « SORTANTS VERS LA QUESTION » QUITTENT L’ULTRA-ORTHODOXIE, CONSIDÉRÉE COMME UNE RÉPONSE CLOSE.
Accompagner les sortants au sein d’Hillel, cela consiste en quoi ?
C’est leur permettre d’acquérir tous les outils de la société israélienne moderne. Les membres d’Hillel peuvent consulter une assistante sociale, ils rencontrent des personnes ayant eu le même parcours qu’eux. Ils disposent par ailleurs d’un « référent », vers lequel ils peuvent se tourner à n’importe quel moment… Lorsqu’ils choisissent de s’engager dans l’armée – ce qui facilite l’intégration, l’accompagnant peut remplacer leur famille en participant aux cérémonies de remise de galons. Du point de vue pratique, on leur fournit des vêtements s’ils n’en ont pas, un hébergement d’urgence pour quelques mois et, après une année à Hillel, ils peuvent recevoir une bourse d’études.
Les motivations à quitter ce « ghetto », sont-elles identiques ?
Il y a en général deux aspects : d’abord, un questionnement intellectuel. Mais ce qui est le plus impérieux, c’est le fait qu’ils ne trouvent plus leur place dans ce monde de contrôle permanent.
DES TORTUES SANS CARAPACE JETÉES AU MILIEU DE LA JUNGLE
Quels sont les obstacles auxquels ils sont confrontés ?
Ils ne possèdent aucun des codes de la société israélienne moderne. Ils viennent d’un monde entièrement balisé, jusqu’à l’acte sexuel : une étreinte et un baiser « avant », deux « pendant »… Les sortants ne savent pas comment se comporter avec l’autre sexe dans la vie quotidienne, puisqu’ils ne l’ont jamais côtoyé dans leur monde. Affectivement, ils sont très fragilisés car ils ont généralement rompu tout contact avec leur famille – même si c’est provisoire. Ils vivent dans une extrême solitude. Enfin, ils doivent apprendre à réfléchir par eux-mêmes… Une formule de la psychologue de Hillel, résume bien leur problématique : ils sont comme des tortues sans carapace jetées au milieu de la jungle.
UN MONDE ULTRA-ORTHODOXE LUI AUSSI EN MUTATION
L’absence d’éducation autre que religieuse dans de nombreux établissements ultra-orthodoxes, constitue un problème crucial…
En effet. Mais plus cette communauté grossit, plus elle devient poreuse : les séjours de jeunes ultra-orthodoxes américains ou européens, moins ghettoïsés, contribuent à atténuer les frontières. Et ce sont généralement les femmes qui travaillent, cela peut engendrer des changements… Il y a aussi les ultra-orthodoxes « modernes ». Cela dit, en ce qui concerne l’exemption [du service militaire – une loi votée en 2014, qui doit prendre effet d’ici 2017 ndlr], il est vrai que l’évolution est venue du reste de la société et du pouvoir politique… Il est probable que la situation bouge : des forces contradictoires vont s’affronter.
La violence est-elle particulièrement exacerbée chez les Orthodoxes ?
Les actes de violence auxquels on pense – jets de pierre etc., sont le fait d’environ 0,5% de cette population. Mais ils sont télégéniques… Néanmoins, dans l’éducation, les châtiments corporels sont pratiqués.
Autre violence, vis-à-vis de soi-même : le taux de suicide chez les sortants est élevé…
Entre 2013 et 2014, il y a eu sept suicides. Quitter le monde haredi constitue une telle rupture… Hillel met en place un maximum de soutien et de garde-fous mais, malheureusement, certains n’arrivent pas à se reconstruire.
A contrario, les exemples d’intégration et de réussite sont nombreux n’est-ce pas ?
Tout-à-fait. Dans le livre j’évoque le cas de Sarah, arrivée terriblement démunie et qui occupe désormais un poste à responsabilités dans une grande entreprise, et Avinoam, sorti du Technion à Haïfa, diplômé. Deux exemples parmi d’autres ! Ce qui ressort une fois les épreuves traversées, c’est qu’ils sont devenus eux-mêmes. Ils se sentent également beaucoup plus israéliens.
PLUS DE 1300 SORTANTS EN 2014, SELON UNE ÉVALUATION DU BUREAU CENTRAL DE LA STATISTIQUE
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez les sortants et connaît-on le nombre de « déçus de l’orthodoxie » ??
Leur volonté et leur courage, d’autant qu’ils sont porteurs d’une grande culpabilité par rapport à leur famille… Le Bureau central des statistiques estime qu’en 2014, il y a eu plus de 1300 sortants. Il évalue le nombre total de sortants à environ 12 500 hommes et femmes, entre 20 et 40 ans. Le Bureau procède par recoupements, en posant des questions du type « Comment vous considérez-vous en 2015 ? » et « Où avez-vous étudié ? ».
La démographie peut-elle expliquer à elle seule l’imprégnation croissante de la société israélienne par le « religieux » ?
Le niveau de religiosité est surtout lié à l’insécurité, aux problèmes politiques, à l’accroissement des disparités sociales… Cela tient aussi aux différentes vagues d’arrivée et il ne faut pas oublier que les fondateurs de l’Etat qui se sont éloignés de la tradition – comme Ben Gourion, appartenaient à des familles extrêmement religieuses… La Bible a été utilisée comme un livre d’histoire : pour les sionistes laïcs, la Bible est une référence tandis que, pour les ultra-orthodoxes, c’est le Talmud !
Sur le plan sociétal, que « disent » les sortants vers la question et, à une autre échelle, les datlashim ou les « marranes »3, de l’Israël de 2015 ?
Cela montre à quel point Israël est une société en permanente recomposition. Même si le monde ultra-orthodoxe – et, à d’autres niveaux, le conflit israélo-palestinien et le rapport aux Arabes israéliens, constituent d’immenses défis, le renouvellement de la société israélienne, est constant : rien n’est joué d’avance !
1 – Les Déserteurs de Dieu, Ces ultra-orthodoxes qui sortent du ghetto. Grasset, septembre 2015.
384 pages. 20,90 €
Florence Heymann est anthropologue et chercheur au CNRS, en poste au Centre de recherche français à Jérusalem. Elle a publié Le Crépuscule des lieux, Identités juives de Czernowitz (Stock 2003, prix Wizo 2004) et, avec Dominique Bourel, une édition des Lettres choisies de Martin Buber, 1899-1965 (CNRS Editions, 2004).
2 – Deux autres associations proposent une aide aux sortants : Dror et Iotzim-le-shinoui.
3 – Florence Heymann consacre un chapitre au phénomène des marranes, ces haredim qui se sentent « déguisés » dans leurs costumes ultra-orthodoxes et se transforment en laïcs à l’extérieur de leur monde, mais ne quittent pas celui-ci car ils sont mariés, ont des enfants et parfois, une fonction à laquelle ils tiennent.
La suite de l’article se trouve dans le prochain numéro d’Israël Magazine
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