RETROUVER KAFKA
Amschel l’hébreu !
Permettez, Amschel, que je vous parle en hébreu car je ne crois pas me tromper, depuis le temps que vous avez commencé à l’apprendre, je pense qu’aujourd’hui, vous le connaissez parfaitement : je cite de mémoire le livre de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf[1] qui a retracé vos années d’apprentissage de la langue sacrée : vous l’aviez apprise lors de votre Bar-mitzva en 1896, puis reprise à partir de mai et surtout du 10 septembre 1917 à l’aide manuel de Moses Rath, puis encore en 1919 avec Karl Tieberger le fils du rabbin de Prague. Encore avec Georg Morderaï Langer (1894-1943). Juif original, Hassidique, il fait le lien entre la psychanalyse et le judaïsme. Il est par ailleurs, auteur entre autre de L’érotique de la Kabbale[2] et a publié dans la revue freudienne Imago.
Il quitte Prague avant l’arrivée des nazis, séjourne un peu en France avant de partir vers la Palestine mandataire où, malade, il meurt quelques années après, le 22 mars 1943… Enfin, derniers cours d’hébreu avec Puah Ben Tovin, venue elle, de Palestine à Prague… Aujourd’hui, vous le parlez couramment d’autant, je crois, que vous voyagez tel un fantôme entre Prague, Paris, New-York, Berlin et Tel-Aviv. Vous pourriez même être Karl Rossmann le héros de votre roman, L’Amérique[3], que vous avez aussi voulu appeler Le Disparu, ce que vous avez d’ailleurs décidé de devenir après votre mort arrangée… Alors, apprentissage de l’hébreu pendant toutes ces années et après, certains diront que vous n’étiez pas sioniste. Qu’en est-il ?
Alors, sioniste ?
Maintenant, Amschel, soufflez vos 140 bougies ! Quand même, c’est pas mal ! Moïse est mort à 120 ans ! Alors, encore une fois monsieur Kafka, yom houlédet samea’h ! Bon anniversaire! Déjà, à l’époque où vous avez appris l’hébreu, c’était pour partir en Palestine mandataire et devenir agriculteur. Vous l’aviez même dit à votre ami Gustav Janouch (1903-1968) qui dans son livre Conversations avec Kafka[4], a rapporté vos propos dont je me souviens exactement :
« Pourquoi pas ? Je rêve de partir pour la Palestine comme agriculteur ou comme artisan… pour trouver une vie pleine de sens dans la sécurité et la beauté ».
Finalement, votre rêve est devenu réalité mais des années après, enfin, juste après votre « mort » ! Mais à l’époque, la tuberculose dont vous souffriez vous en avait empêché, à la grande joie, aujourd’hui de vos critiques de gauche qui vous admirent toujours, mais qui ne veulent surtout pas voir en vous un horrible sioniste.
Le péché contre l\’esprit de gauche
Sioniste, quel gros mot pour la gauche et autres pro-palestiniens de caniveau ! Il faut que l’écrivain le plus génial du monde soit de leur bord idéologique comme ils le font trop facilement pour Freud, Zweig, Einstein…, guettant leur moindre hésitation, leur moindre ambivalence concernant la Palestine juive, enfin, c’est quand même normal d’être ambivalent, ne croyez-vous pas !, pour déclarer haut et fort et enfin soulagés par leur tour de passe-passe idéologique, que les plus brillants penseurs du XXe siècle étaient antisionistes…
Dieu merci monsieur Amschel, vous avez survécu à tout cela et vous vivez loin de ceux qui aujourd’hui seront bientôt dévorés par les monstres qu’ils ont eux-mêmes créés, le wokisme et ses enfants terribles, l’écriture inclusive, les théories du genre, l’antisionisme et son « poison-pilote », l’antisémitisme, le tout couronné du déboulonnage des statues des personnages qui ont fait l’histoire, que l’on soit pour ou contre eux, le saccage des œuvres d’art… Cela sent leur soif de pureté originelle au goût amer de nazisme, de stalinisme et de pro-islamisme, le tout, sous le couvert du progressisme, une régression en fait, et, j’oubliais, d’urgence climatique…
Deux nouveaux ouvrages sur Kafka
En fait, un fatras de pensées boueuses et nauséabondes. Mais passons, monsieur Kafka. Vous êtes tranquille, anonyme, disparu et pourtant bien vivant ! Deux romanciers ont pourtant failli vendre la mèche. Curt Leviant dans son livre Le fils de Kafka[5] et Nicole Kraus dans Forêt obscure[6].
Dans son roman, le premier vous imagine vivre à Prague en 1992 sous un faux nom dont l’auteur, étrangement vous ressemble, cher Franz Kafka et qui de K en K retrouve, bien vivant l’auteur du Procès.
La seconde imagine que son héroïne Nicole, au même prénom qu’elle d’ailleurs, son double en fait, après son échec marital, se rend à Tel-Aviv où, entre autres, elle y rencontre un certain Kafka…, vous en l’occurrence.
Mais heureusement, ces deux livres ne sont que des histoires imaginées par leurs auteurs et non une vraie enquête. Nul trace littéraire de vous aujourd’hui car vous n’écrivez plus guère que quelques nouvelles qui paraissent sous un autre nom que Kafka qu’imprudemment vous avez tout simplement traduit par : Amschel Choucas. De quoi vous faire repérer !
Les procès post-mortem
Mais enfin, vous ne les terminez pas comme Le Château[7] Le Procès[8] que votre ami Max Brod (1884-1968) a tout de même publiés comme bien d’autres petites nouvelles encore… J’ai même assisté à votre dernier procès[9], celui qui a opposé les héritières de Max Brod à la Bibliothèque nationale d’Israël.
Au passage, Benjamin Balint, l’auteur de ce dernier procès écrit aussi que vous n’avez vraiment jamais adhéré au sionisme… ? Et pourtant, vous êtes là et votre œuvre aussi ! La Bibliothèque d’Israël a d’ailleurs gagné son procès, enfin le vôtre !, et je vous soupçonne parfois d’aller consulter vos archives en tout anonymat… Vous devez bien sourire devant cette masse d’écrits ! Comme vous le souhaitiez déjà à l’époque, vos romans ne sont plus ces milliers de papiers épars, vos livres non terminés, votre journal, vos dessins que vous appeliez gribouillis, ce sont aujourd’hui vos tomates gorgées du sel de la Mer morte où, dans le secret vous vivez parmi vos poivrons, vos dattes et votre raisin doré par le soleil. Eh oui, même le raisin pousse sous ce climat brûlant et sec comme le tranchant de vos romans ! Et le passé dans tout cela ?
Œuvre terminée, œuvre interminable !
Né le 3 juillet 1883 dans le vieux quartier juif de Prague, vous n’avez écrit que 6 livres avant votre fausse mort déclarée à l’âge de 41 ans, le 4 juin 1924. Sans votre ami Max Brod qui a « trahi », le mot est un peu fort car il avait demandé la permission à vos parents et à vos sœurs, de ne pas brûler vos écrits malgré votre volonté biblioclaste de le faire[10], vous seriez resté dans les oubliettes de l’histoire littéraire.
Mais devenir un grand écrivain ne vous aurait pas non plus déplu, ce que d’ailleurs vous êtes devenu… Vous avez laissé faire votre ami non sans un sourire malicieux que vous avez encore quand je vous en parle. Vous avez tout laissé passer, préférant le renoncement à la vie publique plutôt que l’affrontement avec tous les « Kafkapathologues » qui, de par le monde, n’ont pas cessé de commenter votre œuvre. Les linguistes n’arrêtent pas de relire vos romans, votre journal, votre correspondance et de nous livrer encore et encore de nouvelles traductions de Kafka.
K, un sceau indémodable
Voyez La Pléiade[11], voyez Jean Khan[12], voyez aussi le livre de vos dessins[13], que j’évoquais tout à l’heure, vos gribouillis comme vous aimiez à le dire ! Vous vous souvenez, vos dessins de petits bonshommes qui avaient la forme d’un K, comme le K de votre nom. Petits personnages stylisés, très graphiques et très esthétiques dont les éditeurs ont illustré beaucoup de couvertures de vos romans.
Mais ce n’est pas tout, dans ce beau livre il y a des visages, d’ailleurs bien dessinés, des chevaux et autres animaux, des griffonnages, un livre que j’ai chez moi et que je feuillette souvent, tant il représente votre univers…
Je continue : considérez aussi les livres qui s’annoncent sur votre nom et sur votre œuvre : une immense biographie va sortir au mois de mars 2023 sous la plume de Reiner Stach[14]. Le premier tome pèsera 1000 pages, suivi d’un second à paraitre en automne 2023 et d’un troisième en 2024, l’année de votre « mort ».
L\’heure des commémorations
Ce n’est pas terminé cher Franz : Les éditions Allia[15] ont sorti, en février de cette année une nouvelle traduction de la trilogie qui comprend La Métamorphose, Le Verdict et Le Mécano. Une autre traduction de La Métamorphose et illustrée, va paraitre en mars de cette même année[16]. Décidément, toutes ces traductions métamorphosent, c’est le cas de le dire, votre style originel.
Du coup, elles rendent votre œuvre interminable, et je ne parle pas de tout ce qui est déjà sorti et qui sortira encore, sur vous et sur vos romans en 2023 et 2024, en dehors de la France dont je viens. Vous ne dites toujours rien, vous souriez…
Le corps du texte et de l\’auteur, objets de sciences
Je poursuis : si des chirurgiens s’étaient emparés de votre corps après votre mort, ils auraient scruté votre cerveau à l’IRM, puis ils l’auraient disséqué à coup de bistouri et de scalpels, et vos admirateurs vous auraient embaumé. Baroukh ata Hashem ! Vous avez échappé à tout cela !
Les psychanalystes[17] vous ont aussi allongé sur leur divan, y cherchant quelques traits œdipiens que vous leur avez servis, pardonnez-moi, mais sur un plateau d’argent.
Pour preuves : le rapport à votre père que j’évoquerai plus tard, vos somatisations et puis surtout, votre impossibilité de vous engager dans le mariage, avec Felice Bauer (1887-1960) Julie Wohryzek (1891-1944), Milena Jesenskà (1896-1944) et Dora Diamant (1898-1952) votre dernière conquête, celle qui vous a veillé sur votre lit de « mort » et qui, avec la complicité du docteur Robert Kloptock (1899-1972) a trafiqué votre certificat de décès. Vous vous souvenez, pour la postérité et pour ajouter une touche dramatique à votre agonie, vous faisiez mine de corriger les dernières épreuves de votre livre, Un Virtuose de la faim[18] et comme le héros de votre roman, vous aussi étiez en somme « mort » de cachexie… Tous étaient complices de votre fausse disparition : vos parents, vos sœurs, vos amis… Tous savaient que vous étiez parti en Palestine mandataire. Alors ! Fausse mort, faux enterrement, fausse période de deuil, mais vraie fuite par le train, Prague, Hambourg puis en bateau clandestin jusqu’à Haïfa, votre Amérique, Amerika !… Un vrai roman. Bien joué Kafka !
Vivre avec les morts !
Malheureusement, vivre aussi longtemps, c’est devoir vivre avec les morts, avec ceux qu’on a aimés. Il a fallu pouvoir surmonter, non sans douleurs, l’annonce de la mort de vos proches et cela a pu vous déprimer. L’annonce de celle de vos parents a été très dure : Julie, (1856-1934) votre mère et votre père Hermann (1852-1931) dont nous connaissons votre célèbre Lettre au père[19]. Il y avait deux lettres en fait que vous ne lui avez jamais envoyées, mais dont les psychanalystes et autres romanciers et commentateurs de votre œuvre ont fait leurs choux gras. En vérité, votre père était imposant, mais pas si terrible que cela. Ce sont vos représentations à vous, enfant, qui en avaient fait le père terrible que vous avez décrit, mais dont malheureusement, nous avons retenu la triste figure et la construction après coup, que vous en avez faite !
S\’éclipser aux prémisses de la Catastrophe
Puis-je vous rappeler encore d’autres événements politiques aussi horribles, mais vous étiez déjà loin. Les accords de Munich en 1938 qui signent le dépeçage de votre chère Tchécoslovaquie, et l’occupation de tout le pays le 15 mars 1939 puis en juin la séquestration de tous les biens juifs et en août, l’interdiction des bains à vos coreligionnaires, vous qui aimiez tant nager, puis impossibilité d’aller au théâtre et au cinéma, puis encore l’accès à tous les parcs de la ville interdits aux Juifs, le parc Chotec, celui de votre enfance et de vos promenades.
Tragédie praguoise
Et puis dans cette terrible tourmente, l’histoire de votre famille et vos amis. En 1940, votre nièce, Hanna, la fille d’Elli (Gabrielle) est mariée à Arnošt Seidner. Sa sœur, Marianne Steiner quitte le pays avec son mari, son fils et… 26 000 autres Juifs, entre le 15 mars 1939 et septembre 1941. Le 19 du même mois, obligation pour les Juifs du port de l’étoile puis à l’automne, Alena Wagnerová[20] dans son livre très documenté sur votre famille, écrit que les premières déportations commencent, dont seront victimes tous vos proches.
Votre ami Isaac (Isak) Löwy, ce Juif de l’Est, dont vous admiriez tant le théâtre Yiddish, quand vous vous rendiez au café Savoy avec Max Brod, est lui aussi mort à Treblinka avec toute sa famille. Vous le connaissiez depuis 1910… Il n’y a pas qu’eux !
Lodz, ghetto de triage vers Chelmno et Treblinka
Vous êtes très ému et vous n’avez rien oublié : votre sœur Elli, (1889-1942) mariée à Karl Hermann, mort en 1939, part avec sa famille vers le ghetto de Lodz dans le deuxième transport. Nous sommes le 21 octobre 1941. Dix jours plus tard, c’est Valli, Valérie (1890-1942) et son mari, Josef Pollak qui avaient deux filles, sont transportés vers Lodz avec le quatrième transport. Alena Wagnerová[21] écrit encore qu’aux 5000 Juifs de Prague arrivés à Lodz, s’ajoutent le 21 octobre 1050 autres Juifs puis aux 160 000 Juifs entassés dans le ghetto de Lodz entre le 16 octobre et le 4 novembre 1941, s’ajoutent encore des Juifs de Berlin de Vienne, de Cologne…
Bientôt, mais 6 mois après leur arrivée, les familles Hermann et Seidner se regroupent dans des logements, rejoints par Josef Pollak et votre sœur Valli. Les assassinats se poursuivent avec 70 000 Juifs du Ghetto tués à Chelmno, entre janvier et septembre puis encore 11 000 vers le 4 mai 1942.
En septembre, on perd la trace d’Elli, de Valli vos sœurs, et de Josef Pollak. Valli a sans doute été assassinée à Chelmno. La famille Seidner a aussi disparu avec Hanna leur fille et ses beaux-parents. Et si Arnošt Seidner a survécu au ghetto, il est mort le 28 mars 1945 à Dachau. Et que dire de la disparition de la gouvernante de votre famille, Maria Wernerová déportée le 10 décembre 1941, d’abord dans le ghetto de Theresienstadt, créé le même mois, puis à Riga où sa trace se perd.
Ottla, sœur chérie, assassinée à Auschwitz
Je ne devrais pas vous rappeler ces terribles évènements mais, Ottla, Ottilie (1892-1943) votre sœur préférée, déportée le 3 août 1942, a été gazée à Auschwitz le 5 octobre 1943 avec 1260 enfants. Elle venait de Theresienstadt. Mariée puis divorcée de Josef David, un non juif qui, lui, sera épargné.
La guerre terminée, vous apprenez que tous vos amis, les femmes que vous avez aimées, et votre famille ont été anéanties par les nazis. Siefried Löwy, votre oncle préféré, le demi-frère de votre mère, le médecin de campagne et dont les récits ont inspiré votre roman justement intitulé, Un médecin de campagne[22], se suicide en 1943. Que pouviez-vous faire si loin de tous ? Sinon vous révolter, puis pleurer et encore pleurer, suite à l’horrible assassinat par les nazis de Milena à Ravenbruck le 17 mai 1944 puis celui de Julie Wohrysek à Auschwitz le 26 août de la même année. N’oubliez pas Grete Bloch (1892-1944), une amie de Felice Bauer, à qui vous aviez écrit 28 lettres. Elle était née à Berlin, mais quand les nazis prennent le pouvoir, elle fuit à Genève puis en Palestine mandataire avant de venir s’installer à Florence. Les Nazis occupent l’Italie en septembre 1943. Grete se réfugie dans un village des montagnes mais est arrêtée en mai 1944 et meurt à Auschwitz comme tant d’autres de vos amis et de votre famille…
Survivants aux aléas du destin
Comment survivre Amschel, comment ne pas hurler que vous êtes vivant et que vous pouvez témoigner et comment pouvez-vous vous taire, rester dans l’anonymat et sans voix après tous ces Juifs assassinés, et aujourd’hui face à ces critiques insensées d’Israël où vous vivez… ?
Mais ce n’est pas terminé, votre supplice de vivant se poursuit. Je sais que vous avez pleuré à la mort de Félice Bauer décédée en 1960, à Rye, en Californie. Á l’époque, vous n’avez rien dit quand par manque d’argent, elle a vendu à l’éditeur Salman Schocken votre correspondance. Dora Diamant votre dernier amour est mort à Londres. Quant au docteur Robert Kloptock qui a arrangé votre mort, qui vous aurait même injecté de la morphine pour soulager vos souffrances, et rendre votre fin plus douce, il est aussi celui qui a truqué votre certificat de décès.
Le médecin qui refuse l\’euthanasie, est un assassin
Lui a fui aux États-Unis où il est devenu un spécialiste des maladies pulmonaires, avant de décéder à New-York en 1972. Vous l’aviez rencontré en 1921 au sanatorium de Matliarech dans les Tatras et peut-être encore aux USA, pour le remercier de son subterfuge et lui rappeler ce que les lecteurs ont retenu de vos relations quand vous lui avez lancé que s’il ne vous tuait pas, il était un assassin. Vous étiez alors sur votre lit de pseudo-mort au sanatorium de Kierling, près de Vienne.
Un roman de Laurent Seksik[23], encore un, vient de sortir qui commence aussi par cette phrase. Il raconte l’histoire de votre « médecin-assassin », mais aussi celle de votre sœur Ottla et de Dora Diamant, votre dernière conquête. Nous connaissons la suite que vous avez voulue donner aux événements…
Dernier garçon de deux décès précoces
Cette liste hélas ne serait pas complète s’il n’y avait eu la mort de vos deux petits frères Georg (1885-1886) et Heinrich (1887-1888), nés après vous et décédés chacun à l’âge de 1 an. Peut-être que ces deux petits anges disparus trop tôt ont-ils eu aussi une influence sur votre vie. Deuil interminable, jalousie, remords, culpabilité du fait de rester le Seul, un peu comme Freud face à la disparition de son frère Julius alors âgé de 8 mois… ? Toutes les hypothèses sont possibles. Une seule certitude : vous restiez l’unique garçon parmi trois sœurs et deux parents éplorés…
J’arrête là. Vous ne dites toujours rien, muet comme un fantôme ou comme un mort, j’arrête là car je vois bien que je vous torture, comme dans votre nouvelle La Colonie pénitentiaire[24].
Le visionnaire des univers concentrationnaires du XXè siècle
Je me souviens. Dans ce livre, vous imaginiez non sans sadisme ou masochisme, peut-être même les deux, que l’officier d’un camp perdu d’une île tropicale gravait les sentences sur le dos d’un prisonnier. Vous décriviez une machine complexe et un officier admirateur du commandant constructeur de la machine, malheureusement mort, qui faisait face à un nouveau commandant plutôt réticent à ce supplice. L’officier était pourtant fier de montrer à son visiteur perplexe son fonctionnement sur le malheureux prisonnier. Le visiteur en avait parlé au commandant et l’officier avait alors pris la place du prisonnier, mais la machine s’était emballée et l’officier était mort… Quelle histoire, quel sombre roman ! On a écrit à tort que vos livres noirs et terribles comme celui-ci, anticipaient le nazisme à venir. Je n’y crois pas. Vous décriviez surtout la pesanteur de la bureaucratie austro-hongroise que vous avez gonflée en déformant la vie des sujets de l’Empire qui néanmoins la subissaient… Vous étiez bien placé. Vous travailliez dans une compagnie d’assurances. Amschel, vous ne dites toujours rien, pourquoi !
Retour à Prague
Avant de vous rejoindre ici pour votre anniversaire, je suis retourné dans les lieux de votre enfance. J’ai revu votre maison natale rebaptisée pour vous Námĕsti Franze Kafky au n°24/3. Détruite par un incendie en 1897 et reconstruite en 1906, peut-être ne la reconnaitriez pas ! En 2003, sur l’angle de la rue Dusni l’artiste Jaroslav Róna a réalisé une statue en bronze à votre effigie.
En 2014, à l’extérieur du centre commercial Quadrio, eh oui, un centre commercial ! David Čený a dressé une immense statue en votre honneur… Et puis il y a un musée qui vous honore mais qui a bien moins de visiteurs que la place de la Vieille-Ville où se regroupent, chaque week-end, les jeunes venus faire la fête.
Vous qui souffrez d’hyperacousie, vous ne perdez rien à ne plus habiter Prague. J’ai revu la petite maison de la rue des alchimistes dans la Ruelle d’or au pied du Château, celle que vous avez occupée pendant l’hiver 1917-1918. C’est là, au N° 22, dans l’une de ces minuscules maisons qu’occupaient les alchimistes au Moyen-Age, que vous avez écrit Un médecin de campagne. Il y a maintenant tellement de monde pour la visiter qu’il y a un tourniquet pour y accéder ! Décidemment, tout le charme de cette petite ruelle est perdu !
Cimetière juif de Straschnitz
La maison « à la minute » au n° 3 place de la Vieille-Ville, où vous avez vécu avec vos parents de 1889 à 1896, est toujours richement décorée de scènes bibliques. Que de souvenirs émouvants ! En arpentant les rue de Prague, en franchissant le Pont Charles qui enjambe la Vltava (Moldau), je n’ai pas cessé de penser à vous. Je n’ai pas oublié de me rendre au cimetière de Straschnitz dans la banlieue de Prague.
Nous n’étions que deux, ma femme et moi. Et là, parmi des milliers de tombes juives mangées par la végétation et saisi d’une immense nostalgie, j’ai déposé un petit caillou sur votre fausse tombe et celle, vraie celle-là, de vos parents, une sépulture toute simple en granit gris et en forme d’obélisque ou de diamant, les diamants, ce sont vos romans ! Mais quelle émotion ! Puis nous sommes retournés vers la ville…
Une synagogue gardée par le Golem
J’ai retrouvé Prague, ses mystères, la Synagogue vieille-nouvelle où vous alliez prier les soirs de Shabbat et lors des fêtes juives, celle dont le grenier abrite peut-être encore le Golem, cette créature d’argile, créée par le Rabbi Loeb pour lui servir mais qui devint maléfique au point qu’il fallut la détruire… Gustav Meyrink[25] (1868-1932) donna à cette légende un sens plus symbolique encore… Prague est toujours aussi belle, un écrin qui vous est consacré.
Le 20 décembre 1902, vous aviez écrit à votre ami Oscar Pollak (1883-1915), mort trop tôt pendant la première guerre mondiale, sur le front austro-italien, vous lui aviez donc écrit que Prague, cette petite mère qui avait des griffes, ne vous lâchera pas[26].
De la Shoah à l\’ère communiste
Aujourd’hui, elle vous fait honneur et plutôt patte de velours. Mais vous ne reconnaitriez plus cette Prague juive qui vous enfermait mais que vous avez tant aimée. Vous savez qu’on estime à 80 000 Juifs tchécoslovaques assassinés pendant la Shoah et vous n’ignorez pas non plus la mainmise des communistes sur le pays, d’autres années sombres qui ont vu encore fuir 15 000 Juifs après 1968 et la mainmise des communistes sur le pays.
Si bien que malgré la Révolution de velours de novembre 1989, et puis après partition du pays entre République tchèque et Slovaquie, en 1993, j’ai lu quelque part qu’ils n’étaient plus que 4000 en Slovaquie en 2002 et la même année, 6000 en République tchèque. Ils sont sans doute plus nombreux aujourd’hui. Je n’ai pas les chiffres mon cher ami…
L\’hostilité rouge au nom de Kafka
Pour finir, j’ai à vous raconter une anecdote où plutôt à vous relater combien le communisme vous craignait. Je me suis procuré un de vos livres Popis jednoho zápasu [27], édité en 1968, juste avant que les communistes ne vous censurent et puis quand je suis allé à Prague en 1990, alors que des chars russes avaient été immobilisés place Venceslas, je me suis procuré votre livre Zamek[28], le 1er livre qu’avait décidé d’éditer Vaclav Havel comme pour vous remettre à l’honneur après tant d’années de censure… La libraire vous connaissait d’ailleurs à peine et j’ai dû insister longuement avant qu’elle m’indique que votre livre était derrière un petit rideau… Tenez, je vous les offre si vous lisez encore le tchèque…
Voilà Amschel, quelle vie, quel destin ! Vais-je pouvoir garder le secret de votre existence encore longtemps ? Je dois cependant vous avouer que même mort, vous vivrez encore des années et des années en chacun de nous. En attendant, encore bon anniversaire !
L\’Adieu à Franz Kafka
Je lui sers une main chaleureuse qu’il caresse presque de ces longs doigts. Et c’est comme s\’il voulait savoir si moi aussi j’étais vivant, aussi vivant que lui et non tout droit sorti du royaume des ténèbres. Il me fixe de ses grands yeux profonds et sombres comme la nuit bien qu’il ait décidé de vivre ici, en plein soleil, mais anonyme parmi les hommes.
Je descends les escaliers, j’ouvre la porte. Je ne sais plus si ce que je viens de vivre participe du rêve ou de la réalité. La lumière de Tel-Aviv m’aveugle et dans le contre-jour qui brouille ma vue, je croise un homme sans âge, un peu rond, dont je crois deviner de larges lunettes en écailles. Il tient une petite serviette, me salue en levant son chapeau et me lance avec un accent d’Europe centrale : « Ah, vous venez de chez moi, j’y habite depuis 1939, 84 ans déjà ! J’ai 139 ans. Je ne les fais pas ! » Je tourne le dos au soleil et je lis rapidement le nom de la rue et le numéro de l’immeuble à trois étages, Ha-Yarden 16.
Puis il me dit « Sans doute avez-vous rencontré mon illustre hôte que j’ai invité chez moi pour son anniversaire. Excusez-moi, je me présente : Max Brod ! »…
Jean-Marc Alcalay
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[1] Jacqueline Sudaka-Bénazeraf, Les Cahiers d’hébreu de Franz Kafka, édition, RETOUR Á LA LETTRE.
[2] Georg Langer, Die erotik der kabbala, Verlag, Dr. Josef Flesch, Prag 5683, ( année juive) 1923. L’Érotique de la kabbale, traduit de l’allemand par Maurice-Ruben Hayoun, Solin, 1990.
[3] Franz Kafka, « Le Disparu ou Amerika », in, Romans, Œuvres complètes, II, Gallimard, Pléiade, 2018, pp. 3-233.
[4] Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, édit. Maurice Nadeau, 1978, p. 17.
[5] Curt Leviant, Le Fils de Kafka, Anatolia, 2009.
[6] Nicole Krauss, Forêt obscure, Éditions de l’Olivier, pour l’édition en langue française, 2018.
[7] Franz Kafka, « Le Château », in, Romans, Œuvres complètes, II, Gallimard, Pléiade, 2018, pp. 507-809.
[8] Ibid, « Le Procès », pp. 275-476.
[9] Benjamin Balint, Le dernier procès de Kafka, Le sionisme et l’héritage de la diaspora, Cahiers libres. La Découvertes, 2020.
[10] Milan Kundera, Les testaments trahis, Gallimard, 1993.
[11] Quatre nouvelles traductions sont publiées chez Gallimard, La Pléiade : Kafka, Nouvelles et récits, Œuvres complètes I, 2018. Kafka, Romans, Œuvres complètes II, 2018. Kafka, Journaux et Lettres, 1897-1914, Œuvres complètes III, 2022. Kafka, Journaux et Lettres, 1914-1924, Œuvres complètes IV, 2022.
[12] Kafka, Á Milena, traduction de l’allemand et introduction par Jean Khan, NOUS, 2015. Kafka, Journaux, traduction de l’allemand et introduction par Jean Khan, NOUS, 202O.
[13] Kafka les dessins, sous la direction d’Andréa Kilcher, édit. Les cahiers dessins, 2021.
[14] Á paraître. Reiner Stach, Kafka Le temps des décisions, tome 1, Cherche midi, 2023.
[15] Franz Kafka, Les Fils, Allia 2023.
[16] Á paraître. Franz Kafka, La Métamorphose, illustrée par Stéphane Levallois, Futuropolis, 2023.
[17] Ghyslain Levy/Serge Sabinus, Kafka, Le corps dans la tête, scarabée & compagnie/a. métailié, 1983.
[18] Franz Kafka, « Un Virtuose de la faim », in, Nouvelles et récits, Œuvres complètes I, Gallimard, Pléiade, 2018, pp. 211-236.
[19] Franz Kafka, « La Lettre au père » (1952), in, Journaux et lettres 1914-1924, Œuvres complètes IV, Gallimard, Pléiade,2022, pp. 1263-1307.
[20] Alena Wagnerová, La famille Kafka de Prague, Grasset, 2004, pp. 246-261.
[21] Ibid., pp. 250-251.
[22] Franz Kafka, « Un médecin de campagne »(1919), in, Nouvelles et récits, Œuvres complètes I, 2018, Opus. cit., pp. 155-194.
[23] Laurent Seksik, Franz Kafka ne veut pas mourir, Gallimard, 2023.
[24] Franz Kafka, » Dans la Colonie pénitentiaire », in, Nouvelles et récits, Œuvres complètes I, 2018, opus. cit., pp. 121-155. 2018.
[25] Gustav Meyrink, Der Golem, Kurt Wolff, Verlag, Leipzig, 1915.
[26] Franz Kafka, Journaux et Lettre 1897-1914, in, Œuvres complètes III, opus. cit., p. 507.
« Prague ne nous lâche pas. Pas nous deux. Cette petite mère a des griffes. Il faut se soumettre ou bien… Il faudrait que nous y mettions le feu des deux bouts, au Vyšehrad et au Hradshin, alors il se pourrait que nous y échappions. Tu peux peut-être y réfléchir d’ici au carnaval »
[27] Franz Kafka, Popis jednoho zápasu, ODEON PRAHA, 1968. Traduction : Description d’un combat.
[28] Franz Kafka, Zámek, ODEON, 1989. Traduction : Le Château.